L’élection d’Emmanuel Macron en mai dernier relève des mêmes logiques qui bouleversent l’économie : effets réseau, hyper-transparence, prime à l’agilité, désintermédiation. La révolution numérique est en marche, en politique aussi.
Tribune parue dans Cercle les Echos le 11 mai 2017.
C’est officiel : la politique française est désormais « ubérisée. » Une start up créée en avril 2016 a défait les deux leaders historiques, héritiers de traditions quasi séculaires. En cinq ans, la part de voix du duopole qui domine la politique française depuis 1981 a été divisée par deux, passant de 56 % à 26 % au premier tour de l’élection présidentielle.
Les raisons de ce vote ont été abondamment commentées. Mais cette élection traduit aussi une évolution majeure dans la politique, très similaire à ce qui se passe dans de nombreux secteurs économiques : la disruption. En bon français, il s’agit de l’apparition de nouveaux modèles économiques combinant plusieurs caractéristiques : remplacement des effets d’échelle par des logiques de réseaux, hyper-transparence, prime à l’agilité, désintermédiation.
La victoire d’En Marche, mais aussi, dans une certaine mesure, la qualification du Front national pour le second tour et le bon score de La France Insoumise relèvent d’un talent commun : l’utilisation de nouveaux modèles dans un « marché » marqué par la frustration et l’insatisfaction du client-électeur. Ils s’inspirent d’ailleurs d’autres start-ups qui bouleversent la politique en Europe depuis plusieurs années, comme Ciudadanos et Podemos en Espagne ou Cinq Étoiles en Italie.
Car les règles ont changé. En politique comme dans d’autres secteurs, les positions de marché ont longtemps été protégées par des économies d’échelle. Porte-à-porte, affichage ou tractage sur les marchés nécessitaient des bataillons de militants bien formés. Les élus étaient autant de « marques » permettant d’avoir une offre locale et de rassembler les 500 signatures nécessaires pour les présidentielles. Le montant du financement public était directement lié aux résultats des élections précédentes. Véritable prime aux leaders, il permettait aux partis installés de disposer de bien plus de moyens que leurs concurrents, obligés d’aller chercher des fonds privés limités par la loi. Même si le client-électeur n’était pas satisfait de l’offre, le marché était verrouillé.
Les nouvelles technologies font voler en éclat ces barrières à l’entrée. Leur usage massif permet désormais de toucher un très large public pour un coût très faible. Le coût d’acquisition d’un militant « En Marche » est quasiment nul, d’autant que l’adhésion est gratuite. Une fois enrôlé, sa participation facilitée au débat numérique lui permet de s’enraciner dans le mouvement. Il peut ensuite diffuser de l’information politique très facilement. Emmanuel Macron a donc pu construire rapidement et à moindres frais une plate-forme d’influence considérable de 250 000 adhérents, sorte de réseau semi-social, semi-physique.
Le FN avait déjà compris la puissance des réseaux numériques il y a plusieurs années. Il détient aujourd’hui la meilleure audience sur Facebook et Twitter, et s’est largement appuyé sur cet avantage pour construire son influence, notamment auprès des 18-24 ans. Mais c’est Jean-Luc Mélenchon qui aura fait la campagne numérique la plus efficace. Chaîne YouTube à 300 000 abonnés, compte Twitter à 1,1 million, jeu vidéo, « live » sur Facebook massivement suivi, ont permis de véhiculer à grande échelle les messages du mouvement, permettant sa dynamique impressionnante en avril.
Outre les effets d’échelle, l’expérience en politique a longtemps été synonyme de crédibilité, avantageant ainsi les partis installés. Aujourd’hui, comme dans les entreprises touchées par la vague numérique, le « legacy business » peut devenir un handicap. Les quarante années d’expérience politique de François Fillon, largement mises en avant par le candidat pour démontrer sa stature, auront finalement moins pesé que les affaires. À l’ère de l’hyper-transparence, il n’y a plus de tolérance pour une part d’ombre, qu’elle soit réelle ou perçue. Le passé se transforme en passif.
Dans ce contexte instable et mouvant, l’agilité devient un atout essentiel. Les partis traditionnels, engoncés dans leurs luttes d’états-majors, partent perdants face aux start-ups politiques fondées autour d’une unique figure emblématique. Les limites de la gouvernance des Républicains sont cruellement apparues en février et mars, lors du débat sur l’éventuel « empêchement » de leur candidat. Tiraillé de Valls à Montebourg entre des lignes irréconciliables, le Parti socialiste s’est disloqué quand il s’est agi de soutenir un candidat clairement positionné à son aile gauche.
C’est l’utilité même du parti traditionnel qui est aujourd’hui remise en question. Les processus de primaires n’auront produit aucun finaliste. Un mouvement construit ou réorganisé autour du candidat apparaît plus efficace qu’une structure polycéphale parcourue de courants divers et parfois contradictoires. Désintermédié, le parti politique traditionnel semble devenu au mieux inutile, au pire nuisible.
L’uberisation de la vie politique ne fait probablement que commencer. Le débat commence à s’ouvrir sur l’utilisation du vote électronique sécurisé par blockchain, la mise en place d’un mode de scrutin plus sophistiqué comme le jugement majoritaire, voire le système de la « démocratie liquide » proposé par Gaspard Koenig qui est une forme d’uberisation du parlement.
À plus court terme, les élections législatives permettront de mesurer l’ampleur de la disruption en politique. L’ancrage local des deux partis historiques leur permettra-t-il de résister, ou bien se transformera-t-il en désavantage ? Leur survie dépend probablement de la réponse à cette question.